La révolte des hérons

Le héron, « notre » héron, ne nous aime pas. Dès le premier jour, il nous l’a bien fait comprendre par des cris très désagréables, « rapeux et gutturaux » disent les experts de la langue des oiseaux*. On a bien compris le message, maintes fois répété, et on se fait discrets, surtout le matin, son heure préférée pour pêcher dans l’étang.

Cependant, depuis quelques jours, il y a de l’hostilité dans l’air. Il vole et se pose de plus en plus près de la maison. Il a même simulé une trajectoire directement ciblée sur ma personne alors que j’étais au pied de la terrasse. Visait-il le chat, comme le suggère Malyloup ? Pas sûre du tout.

Et voilà que deux autres hérons, plus petits, peut-être les rejetons de notre échassier géant, viennent à leur tour nous narguer. L’un se pose sur la branche de l’épicéa à quelques mètres de la baie du salon, l’autre se perche sur les rosiers avec vue imprenable sur le bassin aux grenouilles.

Au moindre mouvement, les cris reprennent, « croassements rudes et éraillés ». Comme toujours, c’est le plus fort qui a finalement raison. Notre grand héron a réussi à effrayer tout l’entourage pour défendre son garde-manger.

De toute évidence, c’est l’état d’urgence pour lui aussi. La sécheresse a limité ses territoires de pêche et il passe des heures entières dans notre étang… dont le niveau n’en finit pas de baisser.

* Pour la leçon de vocabulaire ornithologique (et bien davantage) : oiseaux.net

Flash back 2

Mars 2013. Nous emménageons sous la neige. Priorité absolue : installer une parabole pour nous connecter à Internet. L’installateur se demande quelle idée saugrenue nous amène dans la plaine des Vosges. Le malheureux ne rêve que de palmiers et de sable chaud. C’est donc en plein hiver que nous explorons le jardin dans toute sa nudité. Et que nous envisageons tous les possibles.

Le haut du jardin, au niveau de l’étang, était particulièrement « propre », selon les critères des anciens maîtres des lieux. Herbes tondues, feuilles balayées et, près de la clôture qui nous protège des biches et des sangliers, une mystérieuse surface couverte d’une solide bâche verte.

Il y avait tant à faire que ce n’est qu’en 2015 que nous avons entrepris de donner vie à cet « étage » du jardin. En commençant par soulever la bâche. Surprise : une mare… puis une margelle qui laisse penser qu’il s’agit plutôt d’une source qui devait, dans un lointain passé, être aménagée. Peut-être en fontaine ?

Cette source, nous l’avons compris durant l’hiver quand la température est tombée à -16° (ça s’est bien adouci depuis ! ) est une source d’eau chaude. La mare n’a jamais gelé. En revanche, elle s’assèche durant la canicule…

Premières plantations au printemps 2016 : un arc de bambous fargesia (non traçants) côté forêt ; à l’avant-plan : des miscanthus sinensis Gracillimus, des laîches d’Oshima, des carex et quelques autres qui n’ont pas survécu… Il n’a pas fallu attendre longtemps pour constater que les grenouilles avaient repris possession des lieux.

Et la population batracienne s’est épanouie au rythme que la végétation…

Les grenouilles ont alors eu droit à leur allée privée bordée de lonicera nitida pour les guider vers l’étang les jours de sécheresse.

Mais à force de respecter la quiétude des grenouilles, la végétation a pris des proportions hors de contrôle. Les graminées ont envahi les bords de la mare, les crocosmias se sont affaissés sous le poids de leurs longues grappes devenues inaccessibles…

Eté 2020 : les bambous dépassent les 2 mètres.

Les haies de lonicera nitida se sont bien étoffées.

Les euphorbes et les phlomis ont donné un peu de tenue au massif…

…mais ils se sont eux aussi laissés déborder par les luxuriantes…

Il était temps d’agir. Les travaux de cet hiver ont été couronnés de neige : un mur en pierres sèches double l’arc de bambous, de graminées, de crocosmias, d’hémérocalles et d’iris. Le grillage qui maintiendra leur floraison se fera oublier sous leurs feuillages et derrière les euphorbes, les phlomis et les sedums qui vont se densifier.

Une pensée pour les grenouilles qui doivent hiberner bien au chaud à l’abri des bambous.

« Là où chantent les écrevisses »

Par un étrange dérèglement des sens et de la mémoire, « La pastorale américaine » de Philip Roth peut me replonger dans le silence de matins enneigés sur les hauteurs des Vosges et dans l’odeur du feu de bois. Etrange, Philippe Claudel et « Les âmes grises » réveillent, comme si je l’avais lu hier, ce sentiment de sécurité qu’on ne trouve qu’en compagnie d’une âme sœur, à l’abri d’une réalité peu fraternelle. Les bons livres s’incrustent en nous, à jamais associés à des émotions mêlées d’embruns de mer du Nord ou de parfums de Bagatelle. Et je sais quel livre je rouvrirai pour revivre l’intensité de cet incroyable printemps 2020.

Printemps 2020 vécu intensément sous un ciel limpide, confinés dans notre forêt à l’affût des pics et du coucou, des colverts aux visites trop brèves, du héron toujours aussi insultant pour les « occupants » que nous sommes. En joie à l’envol des nichées de bergeronnettes, de mésanges, de grives, de merles et de rouges-queues. Inquiets des apparitions des geais, du milan et d’une pie grièche à tête rousse. En attente du retour du martin-pêcheur alors que les grenouilles se prélassent déjà sur les pierres chaudes à l’abri des fougères et des graminées…

Et dans la magnifique prison de notre forêt, une rencontre inespérée : la Fille de marais « où chantent les écrevisses ». Un roman d’initiation à la nature et à la solitude. Le récit d’une vie dans la nature sauvage de la Caroline du Nord, côte marécageuse peuplée de grands oiseaux de mer. Une vie terrifiante et fascinante, racontée dans une belle langue (hommages au traducteur !) par une scientifique amoureuse des mots autant que de la faune et de la flore. Délia Owens est biologiste et zoologue.